Article (très juridique) de Maître Antoine, Avocat honoraire au Barreau de Liège.

Commentaire relatif aux restrictions du droit de réunion dans le cadre de la vie privée en vue de lutter contre la maladie covid-19

(Arrêté ministériel du 30 juin 2020 portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19, modifié les 24 juillet et 28 juillet 2020)

  1. INTRODUCTION

La présente contribution est destinée aux praticiens du droit et aux citoyens qui souhaitent obtenir des précisions sur certains droits et obligations découlant du dispositif de crise dans le cadre de la lutte contre le covid-19.

C’est la raison pour laquelle les juristes comprendront que certains mots techniques qui auraient permis de raccourcir le propos sont absents du texte.

Il semble en effet nécessaire, en cette période troublée, que le monde du droit fasse un effort pédagogique, tant le besoin de sécurité juridique se fait sentir.

Comment le citoyen pourrait-il sereinement et raisonnablement exercer ses libertés dans un contexte de crise sanitaire, s’il ne connaît pas, le plus précisément qu’il se puisse, les contours des restrictions mouvantes qui lui sont imposées ?

Comme l’indique le titre, le lecteur doit garder à l’esprit que le propos est circonscrit à la question de ce qui est interdit dans le strict cadre de la vie privée, du domicile et des petits rassemblements dans l’espace public, sans aborder aucune des questions relatives au travail, aux commerces, à l’obligation du port de masque…

Par ailleurs, seul le contenu de l’arrêté ministériel sera commenté, ce qui ne suppose pas que les dispositions commentées soient conformes aux normes juridiques qui lui sont supérieures.

En effet, il n’est pas impossible que certaines dispositions du texte puissent être écartées par le juge judiciaire ou annulées par le juge administratif pour des raisons de droit constitutionnel et de droit international relatives à la hiérarchie des normes, dans la mesure où elles touchent à des libertés fondamentales, peut-être sans justification raisonnable de sécurité publique, et parce que le gouvernement ne dispose plus de pouvoirs spéciaux depuis le 30 juin 2020.

Quoi qu’il en soit, ce texte entre en vigueur le 29 juillet 2020 et mérite toute notre attention en raison de son caractère inédit.

  1. LE DISPOSITIF LEGAL

A. Le droit de réunion

Ce droit est notamment consacré par l’article 26 de la Constitution belge.

Les Belges ont le droit de s’assembler paisiblement et sans armes, en se conformant aux lois qui peuvent régler l’exercice de ce droit, sans néanmoins le soumettre à une autorisation préalable.

Cette disposition ne s’applique point aux rassemblements en plein air, qui restent entièrement soumis aux lois de police.

Il est aussi visé à l’article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

Liberté de réunion et d’association

  1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicatset de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
  1. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationaleà la sûreté publique à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat.

Il trouve encore son appui dans la Déclaration Universelle des droits de l’Homme et dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

B. Les dispositions suivantes de l’arrêté ministériel dérogent à ce droit

CHAPITRE 5. – Rassemblements

Art. 11. § 1er. Sauf disposition contraire prévue par le présent arrêté, les rassemblements de plus de 10 personnes, les enfants de moins de 12 ans non-compris, sont uniquement autorisés dans les conditions prévues et pour les activités autorisées par le présent article. Sous « rassemblements » l’on entend également les réceptions et banquets à caractère privé.
§ 2. Un maximum de 50 personnes peut assister aux activités suivantes :
1° les activités dans un contexte organisé, en particulier par un club ou une association, toujours en présence d’un entraîneur, encadrant ou superviseur majeur;
2° les camps et les stages d’été dans le respect des règles prévues à l’article 15.
§ 3. Un maximum de 100 personnes peut assister aux activités suivantes :
1° les mariages civils;
2° les enterrements et les crémations, autres que les activités visées au 3°, sans possibilité d’exposition du corps;
3° l’exercice collectif du culte et l’exercice collectif de l’assistance morale non confessionnelle, ainsi que les activités au sein d’une association philosophique non-confessionnelle, dans le respect des règles prévues à l’article 14.
§ 4. Un public de maximum 100 personnes peut assister à des événements, représentations, réceptions et banquets assis accessibles au public, et compétitions, pour autant qu’ils soient organisés en intérieur, dans le respect des modalités prévues par l’article 4, alinéa 2 ou par le protocole applicable, et sans préjudice de l’article 5.
Un public de maximum 200 personnes peut assister à des événements, représentations, réceptions et banquets assis accessibles au public, et compétitions, pour autant qu’ils soient organisés en extérieur, dans le respect des modalités prévues par l’article 4, alinéa 2 ou par le protocole applicable, et sans préjudice de l’article 5.
Lorsqu’un événement, une représentation, une réception ou un banquet assis accessibles au public, ou une compétition est organisé sur la voie publique, l’autorisation préalable des autorités communales compétentes conformément à l’article 13 est requise.
§ 5. Un maximum de 200 participants peut assister à des manifestations statiques qui se déroulent sur la voie publique, où la distanciation sociale peut être respectée, et qui ont été préalablement autorisées par les autorités communales compétentes conformément à l’article 13.
§ 6. Sans préjudice d’un éventuel protocole et sans préjudice des directives et/ou des limitations déterminées par l’autorité communale compétente, toute personne peut participer aux compétitions sportives.
Lorsqu’une compétition sportive est organisée pour plus de 200 participants ou sur la voie publique, l’autorisation préalable des autorités communales compétentes conformément à l’article 13 est requise.

CHAPITRE 9. – Responsabilités individuelles

Art. 19. § 1er. Sauf disposition contraire prévue par le présent arrêté, toute personne prend les mesures nécessaires pour garantir le respect des règles de distanciation sociale, en particulier le maintien d’une distance de 1,5 mètre entre chaque personne.
§ 2. Les règles de distanciation sociale ne sont pas d’application:
– aux personnes vivant sous le même toit entre elles ;
– aux enfants jusqu’à l’âge de 12 ans inclus entre eux ;
aux personnes qui se rencontrent dans le cadre de l’article 20 entre elles ;
– entre les accompagnateurs d’une part et les personnes ayant besoin d’une assistance d’autre part.

Art. 20. Sans préjudice de l’article 11, chaque ménage est autorisé à rencontrer maximum 5 personnes, toujours les mêmes, dans le cadre de réunions privées, en ce compris celles qui ont lieu dans les lieux accessibles au public. Les enfants de moins de 12 ans ne sont pas comptabilisées dans ces 5 personnes.

La notion de ménage est définie à l’ART. 1, 6° : « ménage » : les personnes vivant sous le même toit.

C. La disposition suivante établit les sanctions

CHAPITRE 10. – Sanctions
Art. 22. Sont sanctionnées par les peines prévues à l’article 187 de la loi du 15 mai 2007 relative à la sécurité civile, les infractions aux dispositions des articles suivants :
– les articles 4 à 8bis inclus à l’exception des dispositions concernant la relation entre l’employeur et le travailleur;
– l’article 10 à l’exception des dispositions concernant la relation entre l’employeur et le travailleur et concernant les obligations des autorités communales compétentes;
– les articles 11, 16, 18, 19 et 21bis.

  1. COMMENTAIRE

Avant d’aborder le contenu de ces normes dérogatoires à notre liberté de nous réunir, il faut d’emblée mettre en évidence que l’article 20, qui concerne ce qu’il est convenu d’appeler « la bulle sociale », n’est assorti d’aucune sanction.

Cette absence de sanction semble logique, pertinente et cohérente, dès lors que l’article 20 n’établit aucune interdiction, mais institue une autorisation pour les personnes vivant sous le même toit de rencontrer cinq personnes, toujours les mêmes, dans un cadre de réunion privée.

Ce qui semble illogique et incohérent, en revanche, c’est qu’on cherchera en vain dans l’arrêté ministériel une interdiction générale, dérogatoire à la Constitution, pour les personnes vivant sous le même toit, de rencontrer plus de cinq personnes différentes.

Bien au contraire, l’article 11 ne déroge à la Constitution qu’à partir de 11 personnes au total (indépendamment des enfants de moins de 12 ans qui ne sont jamais comptabilisés dans les groupes, « bulles » ou autres).

Sauf disposition contraire prévue par le présent arrêté, les rassemblements de plus de 10 personnes, les enfants de moins de 12 ans non-compris, sont uniquement autorisés dans les conditions prévues et pour les activités autorisées par le présent article.

Il s’en déduit que les rassemblements (y compris les réceptions à caractère privé qui sont expressément incluses dans la notion de rassemblement) de 10 personnes ou moins sont autorisés sans condition conformément à l’article 26 de la Constitution, mais sauf disposition contraire prévue par le même arrêté.

Doit-on considérer que l’article 20 est une disposition contraire ?

Pour qu’une disposition soit contraire au droit de se rassembler à 10, il faut qu’elle restreigne ce droit.

Or, l’article 20 n’interdit rien du tout, et ne déroge donc en rien à l’article 26 de la Constitution, pas plus qu’à l’article 11 de l’arrêté ministériel, puisqu’une autorisation n’est par hypothèse pas susceptible de réduire un autre droit.

Par ailleurs, l’article 20 n’institue aucune infraction (et donc aucune interdiction), puisqu’en vertu du principe de légalité des infractions, il est unanimement admis qu’il n’y a infraction que si la loi définit le comportement déterminé qu’elle entend interdire et qu’elle assortit cette interdiction d’une peine (article 1 et 2 du code pénal, articles 12 et 14 de la Constitution, article 7 de la Convention Européenne des droits de l’Homme).

Il s’agit donc d’une simple recommandation, malgré sa formulation malheureuse, et non pas d’une autorisation, car pour autoriser un comportement déterminé, il faut que soit interdit un type de comportement plus large dans lequel il est inclus. Chacun admettra qu’il serait absurde de déclarer que la chasse aux pigeons est autorisée si la chasse aux oiseaux n’est pas interdite.

Enfin, l’article 20 précise que l’autorisation de rencontrer 5 personnes, toujours les mêmes, vaut sans préjudice de l’article 11.

Autrement dit, cette autorisation de rencontrer 5 personnes toujours les mêmes ne porte pas préjudice à votre droit d’en recevoir 9 (si vous êtes seul dans votre ménage, 8 si vous êtes 2, etc.), n’importe lesquelles.

La thèse contraire selon laquelle l’article 20 serait une disposition contraire à l’article 11 al.1 aboutirait au paradoxe insoluble suivant.

Vous pourriez recevoir (puisque une réception est un rassemblement) un nombre de maximum 9 personnes (8 si votre ménage est de 2, 7 si votre ménage est 3…), n’importe qui, mais vous et les membres de votre ménage ne pourriez rencontrer (c’est le mot utilisé à l’article 20) que 5 personnes, toujours les mêmes, ce qui est évidemment incompatible avec votre droit d’en recevoir 10, n’importe lesquelles, puisqu’il est impossible de recevoir quelqu’un sans le rencontrer, et inversement.

En synthèse, une première infraction pénale est de se rassembler (y compris recevoir) à 11 personnes ou plus.

L’autorisation d’une « bulle sociale » définie à l’article 20 n’est cependant pas tout à fait inutile et trouve son sens en tant qu’exception à l’article 19 qui pose l’obligation de principe et générale de prendre les mesures nécessaires pour garantir le respect des règles de distanciation sociale, en particulier le maintien d’une distance de 1,5 mètre entre chaque personne.

Pour la clarté du propos, je reproduis une seconde fois le texte de l’article 19.

Art. 19. § 1er. Sauf disposition contraire prévue par le présent arrêté, toute personne prend les mesures nécessaires pour garantir le respect des règles de distanciation sociale, en particulier le maintien d’une distance de 1,5 mètre entre chaque personne.
§ 2. Les règles de distanciation sociale ne sont pas d’application:
– aux personnes vivant sous le même toit entre elles ;
– aux enfants jusqu’à l’âge de 12 ans inclus entre eux ;
– aux personnes qui se rencontrent dans le cadre de l’article 20 entre elles ;
– entre les accompagnateurs d’une part et les personnes ayant besoin d’une assistance d’autre part.

La seconde infraction pénale est de ne pas prendre les mesures nécessaires pour se tenir à 1,5 mètre de distance des personnes de plus de 12 ans qui ne font partie ni de votre ménage, ni des 5 personnes, toujours les mêmes, que votre ménage a choisies de rencontrer sans distanciation sociale.

Pour être complet, relevons que l’article 5 de l’arrêté ministériel prévoit explicitement que l’on peut être à dix à table dans les établissements Horeca.

  1. CONCLUSION

Lorsqu’elles sont bien lues et bien analysées, ces quelques règles sont assez simples, claires, et se résument en deux infractions.

Il n’est donc pas évident qu’elles posent un problème majeur de sécurité juridique, bien qu’il soit fastidieux, il est vrai, de distinguer dans son entourage 5 personnes toujours les mêmes avec qui il ne faut pas se tenir à 1,5 mètre de distance, des autres personnes que l’on est en droit de recevoir avec qui il faut tenir cette distance, ce qui a pour résultat qu’on peut se trouver dans la même pièce avec des personnes avec qui il faut tenir la distance et d’autres non.

Après tout, c’est notre travail que d’éclaircir les zones d’ombres et de conseiller utilement le justiciable.

Il est en revanche très regrettable et inquiétant que la communication gouvernementale tende à présenter le fait de choisir 5 personnes à rencontrer, toujours les mêmes, comme une obligation sanctionnée alors qu’il s’agit en réalité d’une simple recommandation.

L’ambiguïté est d’autant plus grande que le ministre utilise les mots « hautement recommandé », lorsqu’il s’agit de promouvoir le télétravail (Art. 2. § 1).

Qu’est-ce qui distingue, dans la volonté du ministre, la notion de « recommandation » de celle d’ « autorisation d’un comportement spécial qui n’appartient pas à un type plus général et interdit de comportement » ?

En plus de 19 ans de barreau pendant lesquels j’ai assidûment pratiqué le droit pénal, une telle problématique juridique ne s’est jamais présentée à moi.

La situation est inédite.

Sur le plan judicaire, il semble probable que si le Ministère public devait poursuivre des comportements visés à l’article 20 relatif à la « bulle sociale », le Juge devrait constater que l’élément légal de l’infraction n’est pas établi, et, en conséquence, renvoyer le prévenu des poursuites.

Par ailleurs, sur le plan politique et légistique, on peut raisonnablement penser que la norme juridique est ici instrumentalisée par le gouvernement dans une stratégie de communication destinée à renforcer le sentiment que le respect de la « bulle sociale » est une infraction, sans toutefois que ce même gouvernement aille jusqu’à juridiquement pénaliser des comportements qui y contreviendraient.

Une telle politique pourrait bien avoir pour effet, sinon pour fin, de laisser une grande marge de manœuvre à la force publique, qui, sur la base de l’article 20, pourtant non sanctionné, s’arrogerait le pouvoir d’intervenir pour disperser une réunion sur la base de l’article 37 de la loi sur la fonction de police auquel l’article 23 de l’arrêté ministériel renvoie expressément (il n’est cependant pas rare qu’une loi de sécurité renvoie à cette disposition) :

ART.23. §2 de l’arrêté ministériel. Les services de police sont chargés de veiller au respect du présent arrêté, au besoin par la contrainte et la force, conformément aux dispositions de l’article 37 de la loi sur la fonction de police.  

ART. 37 de la loi sur la fonction de Police. Dans l’exercice de ses missions de police administrative ou judiciaire tout membre du cadre opérationnel peut, en tenant compte des risques que cela comporte, recourir à la force pour poursuivre un objectif légitime qui ne peut être atteint autrement.
Tout recours à la force doit être raisonnable et proportionné à l’objectif poursuivi.
Tout usage de la force est précédé d’un avertissement, à moins que cela ne rende cet usage inopérant.

Rappelons cependant que le domicile est inviolable et que l’accès peut y être refusé, sauf mandat de perquisition délivré par un juge d’instruction, mais sous réserve d’un flagrant délit d’un crime (étant bien entendu que les infractions dont nous parlons ne sont pas des crimes).

Il n’est pas exagéré de soutenir que le dispositif légal belge destiné à réguler les comportements relatifs à la vie privée et aux petites réunions dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 est un dispositif étrange, et hybridé de traditions juridiques qui relèvent de l’Etat de droit (recours à l’écrit publié comme condition d’existence de le norme juridique et répression a posteriori par le juge ) et de l’Etat policier (recours à la communication de masse comme signal de l’entrée en vigueur d’une norme peu précise et répression a priori par la force publique).

Nicolas ANTOINE,

Le 29/07/2020